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mercredi 7 septembre 2011

Interview de Dominique Manotti

Dans ses romans noirs, Dominique Manotti passe au crible nos institutions. En 2010, elle sort en Série noire Bien connu des services de police. Magouilles, violences, lâcheté ordinaire : elle y dépeint le commissariat d'une ville de banlieue parisienne, dirigée par la commissaire Le Muir. Proche du ministère de l'Intérieur, ambitieuse, manipulatrice, elle ne s'embarasse d'aucun scrupule pour faire le ménage dans son secteur. Un livre implacable. L'écriture âpre de Dominique Manotti va droit à l'os sur un scénario tenu et sans effet de manche et campe bien les personnages. Cette année, cette auteur venue sur le tard signe avec DOA, L'honorable société, un polar qui joue sur une intrigue politique, au moment de l'élection présidentielle. Nous l'avions rencontrée lors de la sortie de Bien connu des services de police.



Un policier proxénète, une commissaire sans scrupules, un policier rongé par son faux-témoignage... Vous dressez un tableau très sombre de la police dans votre livre...
C'est extrêmement réaliste. J'ai eu le souci constant de ne pas forcer le trait. Le mensonge est une donnée de base du fonctionnement policier. A un moment je voulais appeler ce roman La culture du mensonge. A partir du moment où la parole d'un policier a plus de poids, on pourrait s'attendre à ce que le faux-témoignage soit sanctionné. Il n'en est rien. Le problème est là : cet extraordinaire esprit de corps.

Votre livre semble très documenté. Quelles sont vos sources ? Les journaux ?
J'ai beaucoup été au tribunal. J'ai enseigné 27 ans en Seine-Sant-Denis, à la fac, comme prof d'histoire. Pendant ces années-là, j'ai participé à des comités de soutien suite à des bavures. On travaillait beaucoup avec les avocats. J'allais systématiquement dans les tribunaux quand il y avait des policiers qui se portaient partie civile ou étaient mis en cause. La plupart du temps, l'issue est courue : le faux-témoignage n'est pas sanctionné. Les tribunaux sont une source vraiment formidable. J'ai d'autres sources : les journaux et un certain nombre d'interviews avec des policiers démissionnaires ou à la retraite. Je suis parti de l'idée qu'un policier en exercice ne dira pas grand chose.

Avez-vous eu des réactions de policiers ?
De policiers pas du tout. Des gens avec qui j'ai travaillé, oui : dans l'ensemble, ils ne se sont pas touvés trahis. Je n'ai eu aucune réaction officielle. J'aimerais bien en avoir...

Le personnage d'Ivan, rongé par son faux-témoignage, cherche si ce n'est la rédemption, à tourner la page et à entamer une nouvelle vie, il connaît une fin tragique. Vous n'avez pas hésité un seul instant sur la fin à lui réserver ?
Non, il est foutu. Dans ce système, quand il fonctionne comme ça, il n'y a pas de rédemption individuelle. Je suis contente que vous me parliez d'Ivan. Les gens ne m'en parlent pas d'habitude. Pour moi, c'est le personnage-clé. Il vient de ma rencontre avec un policier qui lui ressemblait dans un procès, où il était partie civile. Tout le monde savait que le prévenu n'avait pas fait ce dont on l'accusait : tabasser une policière. Mais il a été condamné à de la prison ferme, sur la base des parties civiles. Dont ce policier complètement mutique. Je le regardais et je me disais : c'est fou les ravages que ça doit faire quand son milieu pèse de tout son poids pour un faux témoignage. Comment peut-il s'en tirer ? J'ai eu envie d'écrire le roman à partir de là. Pour moi, le personnage d'Ivan est extrêmement important, mais peu de gens s'intéressent à lui.

Un autre agent, Sébastien Doche, est de bonne volonté, mais finit par démissionner. Les individus n'ont d'autre choix que d'accepter le système ou de jeter l'éponge ?
C'est ce que je pense fondamentalement. Le problème, c'est l'institution, pas la nature humaine. En ce sens, c'est un livre optimiste : on peut faire bouger, changer les institutions. Les flics ne sont pas plus mauvais que les autres, ils sont bousillés par le fonctionnement de l'institution. C'est dans la police que le taux de suicide est le plus élevé.


Trop de pressions ? Certains policiers dénoncent la culture du chiffre pour jauger des résultats...
Elle a aggravé considérablement les choses, mais le malaise est antérieur. Le seul ministre qui s'est battu, c'est Joxe avec son code de déontologie. Il y a toute une série de choses à repenser dans la fonction publique, très corporatiste et autorégulée. Le contrôle de la police est entre les mains des policiers.

Dans Bien connu des services de police, je m'attendais une confrontation entre la commissaire Le Muir et Noria, aux renseignements généraux. Pourquoi ne partagent-elles aucune scène ?
Je ne le sentais pas.

Une suite est-elle envisageable ?
Noria apparaît pour la deuxième fois. Elle était déjà là dans Nos fantastiques années fric. Mais je ne suis pas un écrivain de personnages récurrents. J'essaie d'avoir des personnages adaptés à un moment précis, à une situation précise. Le personnage, c'est la quintessence de l'histoire.Le lecteur suit l'histoire à travers le personnage que je construis avec un lieu, une date. Dans Nos fantastiques années fric, Noria est très jeune. Elle a 20 ans, elle entre dans la police. Le livre a été adapté au cinéma, sous le titre Une affaire d'Etat. En voyant le film, j'ai eu envie de la reprendre 20 ans après. Suivant comment évolue l'institution policière, je la reprendrai ou pas.

Votre livre se prêterait à une adaptation en série à la télévision : le scénario est solide avec des intrigues qui se recoupent, les personnages sont multiples et bien campés, il y a une unité de lieu. Cela vous plairait ?
Enormément. Mais les Français ne font pas de série de ce genre.

Votre approche du roman me fait penser à une série américaine : The Wire. Vous connaissez ?
C'est une série éblouissante. Les Français sont à cent lieues de ça.

Travaillez- vous beaucoup le style ?
Oui. Je corrige énormément.

Dans le sens de la soustraction, non ?
Oui. Chaque scène contribue à l'avancée. Je ne veux aucune disgression. Je travaille beaucoup le racourcissement et la recherche du mot juste. Simenon disait "J'utilise des mots matière". On sent ce qu'il veut dire. Des mots qui pèsent. Toute une série de procédés comme les comparaisons tombent.

Vous mélangez le "je" et le "il".
Par rapport au behaviorisme intégral d'Hammet, Ellroy a apporté beaucoup.Il a fait évoluer le style. On comprend les gens à travers ce qu'ils font. Je ne fais pas d'analyse psychologique développée. C'est totalement bidon.J'essaie de saisir au moment de l'action les impressions, les sensations, ce moment où se forme la décision.


Je trouve que vous êtes une auteur singulière dans le paysage actuel du polar français. Vous tracez votre voie entre les auteurs qui mettent de gros sabots pour s'attaquer à des questions de société et ceux qui sont complètement déconnectés du social et de la politique.
Je suis relativement singulière. Je fais ce que j'ai envie de faire. J'essaie de rendre compte de la façon dont je vois le monde. Mais j'essaie de faire de la littérature. C'est dur, long et solitaire. Je mets deux ans à faire un roman. Le plus insidieux, c'est le scénario que sacrifie pas mal d'écrivains de polars. Cela représente un an d'écriture et ça paye.

Vous reconnaissez-vous quand même des liens avec certains auteurs ?
Je viens de faire un roman à quatre mains avec DOA. Une entreprise rigolote, ça s'est très bien passé. Je suis un peu isolé : j'ai l'âge de Daeninckx, Jonquet et des autres, j'ai leur histoire politique en partie, mais je suis venu au polar beaucoup plus tard, en 1995. C'est pour cela que je suis aussi isolé : je suis une nouvelle auteur, très âgée.

De quel milieu social venez-vous ?
Je suis née en 1942. Je viens d'un milieu extrêmement bourgeois et parisien. J'ai été élevée dans le culte de la grande nation française, dans une famille plutôt jacobine. Mon père était manager, ma mère femme au foyer. La guerre d'Algérie a changé les choses. Je découvre la torture. Tout le monde savait : il suffisait d'ouvrir les yeux. Je deviens militante à la fin de la guerre d'Algérie. Les années 60 sont des années de grands combats politiques. A partir de 1968, j'ai fait du syndicalisme ouvrier, à la CFDT. C'est dix ans de luttes ouvrières vraiment quotidiennes.

Vous n'aviez pas envie d'écrire alors ?
Ni l'envie ni le temps. Je me bagarrais pour changer la société. J'étais enseignante, sans heures syndicales. Je n'ai jamais fait de syndicalisme enseignant, mais interprofessionnel et ouvrier.

Qu'est-ce qui a changé par la suite ?
Mitterrand président. Je me méfiais déjà beaucoup de Mitterrand. On n'oublie pas un ministre de la justice pendant la guerre d'Algérie. J'ai vite compris que c'était la fin des changements que je pouvais espérer dans la société. On en prenait pour trente ans. J'ai quitté le syndicalisme en 1984. J'ai redécouvert la littérature avec Ellroy. Un jour; j'ai pris LA Confidential dans ma bibliothèque et ça a été le choc. Si a littérature pouvait être aussi forte, ça valait le coup d'essayer.
Propos recueillis par Youenn
Clichés réalisés par Youenn


Bibliographie :
Sombre Sentier, Seuil, 1995.
À nos chevaux, Rivages, 1997.
KOP, Rivages, 1998.
Nos fantastiques années fric, Rivages, 2001. Rééd. 2009
Le corps noir, Seuil, 2004.
Lorraine connection, Rivages, 2006.
Bien connu des services de police, Gallimard, « Série noire », 2010.
L’Honorable Société, co-écrit avec DOA, Gallimard, « Série noire », 2011

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